Ce mardi 10 mars, Bouygues est face au tribunal correctionnel de Cherbourg. Le deuxième groupe français de BTP va devoir justifier l’emploi, en toute illégalité, de plus de 500 ouvriers polonais et roumains sur le chantier de l’EPR de Flamanville. Le préjudice pour l’Urssaf est estimé à près de 8 millions d’euros et autour de 10 millions pour les impôts.
Cherbourg, envoyée spéciale.- Il était une fois, l’EPR… Le réacteur nucléaire du futur, celui dit “de troisième génération”, vendu par Areva, son concepteur, dans les années 1990, comme « plus puissant, plus sûr, plus économe »… Mais la suite est beaucoup moins féerique.
Areva vient d’annoncer des pertes de 5 milliards d’euros pour 2014 dues en partie au chantier de l’EPR en Finlande. Et, du côté de la France, à Flamanville, dans la Manche, le réacteur en construction s’avère être le plus performant en termes de fraudes à la législation du travail, le plus risqué pour les ouvriers et le plus coûteux. Sur ce chantier pharaonique, ouvert fin 2007, trois principaux acteurs : EDF, le maître d’ouvrage, Areva, concepteur et fournisseur du réacteur, et Bouygues pour le génie civil, c’est-à-dire bétonnage et ferraillage. Initialement estimé à 3,3 milliards d’euros, l’EPR dépasse aujourd’hui les 9 milliards et accuse cinq ans de retard. Le chantier fait l’objet d’une série d’enquêtes judiciaires.
Le 24 janvier 2011, un ouvrier de 37 ans décède après avoir fait une chute de 18 mètres de haut : une grue de l’entreprise Bouygues avait heurté la passerelle sur laquelle il se trouvait. Suite à ce décès, l’ASN, l’Autorité de sûreté nucléaire, s’est penchée sur les conditions de travail sur le chantier. Dissimulation des accidents, travail illégal : face à la gravité des faits constatés, les inspecteurs ont saisi le parquet de Cherbourg qui a diligenté des enquêtes préliminaires. « L’EPR de Flamanville pourrait être un cas d’école pour les fraudes en matière du droit du travail », nous confie un inspecteur de l’ASN qui fait office également d’inspection du travail sur le chantier.
En mai 2011, à la suite d’un contrôle portant sur la situation des travailleurs polonais et roumains, l’ASN découvre que des ouvriers polonais, embauchés par Bouygues via la société irlandaise Atlanco, sont en situation irrégulière : absence de contrat de travail, de couverture sociale… Le 20 juin 2011, l’ASN écrit à Bouygues : « Vous employez des salariés intérimaires mis à disposition par la société Altlanco Limited. Les salariés Atlanco présents sur le chantier ne possèdent ni contrat de mission, ni formulaire E 101, E 102 ou A1 en cours de validité (réclamés pour tout salarié détaché - ndlr). Il ressort de ces inspections que la situation de travail dissimulé est avérée. Je vous demande de faire cesser cette situation sans délai et de prendre toutes les mesures adéquates vis-à-vis de votre co-contractant. À défaut, votre solidarité financière pourrait être engagée. »
Le compte rendu de cette inspection adressé par l’ASN au parquet de Cherbourg conduit à l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « travail dissimulé ».
Le procès qui s’ouvre, pendant quatre jours, ce mardi 10 mars à Cherbourg, est l’aboutissement de trois années d’enquête dont vingt mois de perquisitions et d’auditions menées par les gendarmes de l’OCLTI (Office centrale de lutte contre le travail illégal), sous la direction d’Éric Bouillard, procureur de la République. Il s’agit là d’une des plus importantes affaires de travail illégal jugées en France.
Dans ses conclusions, le procureur de la République de Cherbourg retient donc la responsabilité de Bouygues, de sa filiale Quille et de Welbond, entreprise locale, qui seront poursuivies pour avoir eu recours entre 2008 et 2012 aux services d’entreprises pratiquant le travail dissimulé, prêt illicite de main-d'œuvre et marchandage. Les sociétés Atlanco, agence d’intérim irlandaise, et Elco, entreprise de BTP roumaine, seront quant à elles poursuivies pour travail dissimulé, prêt illicite de main-d’œuvre et marchandage.
Ce que risque Bouygues ? Une amende de 225 000 euros mais, aussi, l’éventualité de devoir participer financièrement aux pertes subies par les organismes sociaux. Les premières estimations données par l’Urssaf les évaluent entre 8 à 10 millions d’euros. Autre sanction, mais cependant moins probable, le groupe pourrait se voir interdit de marchés publics pour une durée de cinq ans.
Face aux entreprises poursuivies, se sont constituées parties civiles la CGT, Prisme, syndicat des entreprises de travail temporaire, et 49 ouvriers polonais, représentés par leur avocat Me Wladyslaw Lis. Les ouvriers ne sont pas présents au procès. Certains sont partis, d’autres sont à nouveau détachés en France ou dans d’autres pays européens. La plupart ont peur de témoigner. Autre absent notable parmi les parties civiles, celles de l’Urssaf et des impôts qui attendent le jugement pour demander le recouvrement des sommes dues…
Par Pascale Pascariello
(suite de cet article en cliquant sur le lien ci-dessous)
Source : http://www.mediapart.fr/journal/france/110315/bouygues-au-tribunal-pour-travail-illegal-sur-lepr-de-flamanville